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Gilets jaunes

Michel Wieviorka : « les questions sociales sont sorties de l'entreprise »

19 janvier 2019 | Mise à jour le 23 janvier 2019
Par | Photo(s) : DR – John Foley/Leemage
Michel Wieviorka : « les questions sociales sont sorties de l'entreprise »

Dans le cadre d’une grande enquête sur la mouvement social des gilets jaunes que nous publions dans le magazine NVO de janvier 2019, nous avons interrogé 
 Michel Wieviorka, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (CADIS). Il est l’auteur de plusieurs articles et a participé à nombre d’émissions durant ce mouvement social. Il nous en livre une analyse et évoque le rapport paradoxal de ce mouvement social avec le syndicalisme.
NVO: Que nous révèle ce mouvement des gilets jaunes, qui exprime avec force l'éternel conflit de classes ?

Michel Wieviorka : Ce mouvement est né complètement en dehors du monde syndical et il a été porté par des personnes très éloignées du syndicalisme, alors qu'en général elles ont un emploi, ou bien sont retraitées et ont eu un emploi. Il est donc très étonnant de voir que ce mouvement, qui porte des revendications sociales traditionnellement portées par les syndicats, s'est développé avec une telle force en dehors de ces organisations. Cela vient nous dire d'abord que ces questions se traitent directement entre la population et le pouvoir politique, sans les syndicats et sans les partis politiques.

C'est aussi un mouvement qui a très peu dit que c'est aux chefs d'entreprise de payer. C'est donc un mouvement social qui n'a pas construit un rapport de force avec le patronat, avec les maîtres du travail. Ce mouvement met en cause le revenu, mais pas le travail, pas l'entreprise. D'ailleurs, c'est aussi un mouvement dans lequel on a vu des petits patrons, des artisans. Autrement dit, les questions sociales sont sorties de l'entreprise. Le syndicalisme est interpellé sur sa capacité, non pas à réintégrer ces questions à l'entreprise, mais à montrer les liens entre le « dedans » et le « dehors » du travail.

Un mouvement social qui n'a pas construit un rapport de force avec le patronat, avec les maîtres du travail.
Paradoxalement, ce mouvement avance des revendications interprofessionnelles portées par le syndicalisme, alors que les organisations syndicales peinent à mobiliser sur ces mêmes sujets.

Ce mouvement a montré la difficulté pour le syndicalisme à articuler le « dedans » et le « dehors », les problèmes que vivent les Français – y compris quand ils sont des travailleurs – avec les problèmes de l'entreprise. Ça a montré aussi que le syndicalisme n'était pas en mesure ou en désir d'accompagner vraiment ce type de mouvement qui met en avant des demandes sociales et qui exige qu'elles soient traitées comme telles. C'est important, parce qu'on a vu dans d'autres pays que des difficultés sociales un peu comparables ont donné des réponses politiques comme Bolsonaro au Brésil, le Brexit en Grande-Bretagne, le Mouvement 5 étoiles en Italie. Nous avons la chance, en France, que ça reste encore dans le champ social, mais sans la capacité pour le syndicalisme de s'y agripper.

Il est décisif pour le syndicalisme de permettre que ces questions restent dans le champ social.

Sinon nous courons le risque de voir l'extrême droite arriver au pouvoir en proposant des réponses à ces questions sociales telles que l'identité nationale, le rejet de l'immi­gra­tion, de l'islam.
Je pense aussi que le syndicalisme peut être un acteur politique au bon sens du terme. Non pas en disant : « Nous sommes l'expression directe de ce mouvement », mais en créant les conditions du traitement politique des demandes de ce mouvement. Le syndicalisme est-il en capacité d'accompagner la radicalité qui s'exprime face à une pression institutionnelle et réformiste ? C'est un enjeu.

Quelles caractéristiques vous ont le plus marqué ?

Beaucoup de commentateurs ont insisté sur la chaleur communautaire sur les ronds-points, mais ça, c'est le lot commun de toutes les luttes sociales dans l'histoire du mouvement ouvrier.

Ce qui me paraît beaucoup plus important, c'est que ce mouvement a cassé des solitudes.

Beaucoup de ces personnes qu'on a interrogées ont parlé de leur isolement : jeunes retraités qui ont perdu le lien social du travail, femmes seules avec des enfants, célibataires. Autant de réalités individuelles que le syndicalisme ne prend pas en charge. Une autre chose importante est l'ampleur que ce mouvement a très rapidement prise grâce aux réseaux sociaux et grâce au contenu de ce qu'il mettait en avant. Il a été d'une très grande efficacité alors qu'il était incapable de s'organiser, d'affréter des trains pour monter à Paris ou des bus comme savent le faire les grands syndicats, incapable aussi de négocier des parcours de manifestation avec les autorités ou de se trouver des interlocuteurs reconnus.

NVO, la Nouvelle vie ouvriere - l'actualité sociale, syndicale et juridiqueQuel rôle aura joué la violence durant ces semaines ?

Ce mouvement a entretenu une relation fonctionnelle et paradoxale avec la violence. Ce n'était pas un mouvement violent, révolutionnaire ou insurrectionnel, mais il voulait s'adresser au président. On leur a dit : « Non, vous ne pourrez pas vous approcher de l'Élysée », et ils sont venus quand même à Paris. À ce moment-là, il était clair que la violence allait entrer en jeu. Non pas celle du mouvement, mais celle de l'ultra droite, de l'extrême gauche, des casseurs et des pilleurs et de quelques gilets jaunes qui se sont fait embarquer par la violence d'une manifestation. Sans cette violence, les gilets jaunes n'auraient pas été visibles ni écoutés par le pouvoir. Dans les médias, la priorité a été donnée aux images d'affrontements. Donc ce mouvement non violent a fini par exister grâce à la violence. Or ça, ce n'est pas la caractéristique des mouvements syndicaux.

L'espace de la violence se relégitime en France et c'est très inquiétant.
Finalement le pouvoir politique n'a-t-il pas conforté l'idée que sans la violence, sans des actions très dures, on ne peut rien obtenir ?

On vient de vivre une quarantaine d'années au cours desquelles la violence était devenue un tabou, un mal absolu. Arrive ce mouvement dont on voit que manifestement il n'aurait pas obtenu quoi que ce soit, même insuffisant, sans la violence. Donc l'espace de la violence se relégitime en France et c'est très inquiétant. La première fois que l'on a vu cette réouverture d'un espace pour la violence, c'était lors des émeutes des banlieues en 2005. Mais cette fois, ce ne sont pas les jeunes de banlieue, mais la « France profonde » comme on disait avant. Des gens qui étaient au cœur de la société française et qui sont désormais à sa marge, qui vivent dans des déserts, sans services publics. Des gens qui se sentent oubliés, ignorés.

Le macronisme et sa verticalité ne sont-ils pas à l'origine d'un tel mouvement ?

Si ces questions ne se posaient qu'en France, je vous répondrais qu'Emmanuel Macron en est le responsable. Mais elles se posent ailleurs, avec des populations qui ont peur de la paupérisation, du déclassement. Le phénomène a pris certaines formes en France du fait de notre système institutionnel qui ramène tout au pouvoir du chef de l'État et par la façon dont Emmanuel Macron exerce son pouvoir. Il y a eu son refus de discuter avec les syndicats avec l'idée que la relation doit se faire directement entre lui et la population. La contrepartie de cette verticalité, c'est que ce mouvement s'adresse à lui et s'en prend à lui. Je pense qu'il y a aussi de sa part un manque d'expérience politique. Sans verser dans le discours sur la technocratie, je dirais que ce président n'a pas construit son action sur des proches qui savent faire de la politique. Et il a fait preuve d'une certaine arrogance et d'une certaine irresponsabilité.