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LIVRE

Sur le bord de la route

14 octobre 2017 | Mise à jour le 13 octobre 2017
Par | Photo(s) : Eric Dugit / Maxppp
Sur le bord de la route

JEAN LUC SEIGLE

Jean-Luc Seigle sait admirablement parler des femmes. Après Je vous écris dans le noir, où il explorait la manière dont Pauline Dubuisson était devenue criminelle, sa Femme à la mobylette nous parle de Reine, oubliée de tous. Mais aussi de Lamartine et du roman populaire…

Reine a fait un cauchemar sans avoir fermé l'œil. Pas un de ces mauvais rêves si saisissant qu'au réveil il faut quelques instants pour s'en extirper et faire la part du réel et du sommeil. Au matin d'une nuit d'insomnie, elle se demande si elle n'a pas tué ses trois jeunes enfants endormis à l'étage du pavillon délabré où elle vit avec eux. « Qui ça intéresse de savoir si elle est heureuse ou pas, si ses enfants sont en vie ou pas ? »

Car « elle veut ouvrir un vrai chemin par lequel ses enfants pourraient se sauver ». Reine pense aux tours du World Trade Center percutées par deux avions. À cet humain qui tombe sans fin sur les images de sa vieille télé. Reine est sûre que c'est une femme comme elle. « La chute de Reine dure depuis trois ans. Mais cette chute-là personne ne la filmera jamais. Elle a commencé quand Olivier est parti de la maison quelques jours après qu'elle a perdu son travail. »

Reine a cherché du secours. Un type du Conseil départemental lui a reproché de fumer. Elle a arrêté, mais a quand même dû demander une aide pour payer la cantine : « s'assurer que ses petits sont bien nourris au moins une fois par jour ». Le soir c'est tartines de pain et café au lait. Les enfants disent qu'ils adorent. Reine aime ses enfants.

Tous les jours, Reine fait des listes qui l'aident à vivre, pense à sa grand-mère communiste, Edmonde, qui l'a élevée et lui a légué une antique machine à coudre à pédale, Edmonde qui disait que Reine avait de l'or dans les mains.

Reine a trente-cinq ans, est au chômage depuis trois ans. « Et son mari est parti en jurant de lui reprendre ses enfants » pour vivre avec une veuve plus âgée qui vit à Biarritz, au bord de l'Océan.

Reine n'est pas une fainéante qui « fout le bordel ». Reine cherche du travail. Une annonce proposant le métier de thanatopracteur lui a plu, comme lui a plu la conversation avec le vieux patron de la petite entreprise qui serait prêt à l'embaucher, à la former. Elle est la seule candidate. Mais Reine est à trente kilomètres de l'entreprise, sans aucun moyen de transport… Il faudrait un miracle…

Reine repense au temps où elle avait un mari et un jardin bien entretenu, à ses mains inutiles, aux Pauvres Gens de Victor Hugo, aux mineurs morts en martyrs pendant les luttes ouvrières et dont elle connaît tous les noms. Reine coud, invente des « tissanderies », de petits tableaux de tissu en relief où elle exprime ce qu'elle ne peut mettre en mots ou en listes.

Son jardin s'est transformé en décharge, en tas de ferraille, jusqu'au jour d'un grand nettoyage d’où émerge « une mobylette. Une grosse bleue de marque Peugeot des années 1960 ». Ce premier miracle va-t-il conduire à d'autres ? C'est toute la magie et la sensibilité de Jean-Luc Seigle qui nous conte cette Femme à la mobylette, sœur de tous les prolétaires du monde, qui n'en finissent pas de ne pas assez s'unir…

Ce beau livre, à la fois si vrai et si romanesque, l'auteur en explique la genèse, l'origine cachée dans la seconde partie du livre, intitulée À la recherche du 6e continent. Il y est question d'une autre grand-mère communiste, celle de l'auteur, de Georges Perec à Ellis Island, de la photo – célèbre et vertigineuse – de Charles Clyde Ebbets montrant des ouvriers constructeurs de gratte-ciel en 1932, mangeant leur casse-croûte au-dessus du vide.

Et aussi d'Alphonse de Lamartine qui va un jour recevoir l'hommage inattendu d'une petite couturière venue d'Aix-en-Provence saluer le poète et qui regrette à haute voix devant le maître qu'aucun roman « ne s'adresse à elle, aucun ne parle d'elle ou de ses semblables ». Le poète tente de démontrer le contraire, et c'est son épouse qui renchérit : « La place des femmes dans la société, comme dans la littérature, est équivalente à celle des classes opprimées. »

Lamartine sort ébranlé de cet échange et annoncera peu après qu'« il est temps d'écrire un nouveau genre de romans, plus proches de tous ces nouveaux lecteurs potentiels, si l'on ne veut pas que ce même peuple finisse par rejeter la littérature dans son ensemble ». Deux romans populaires de Lamartine, Geneviève ou l'histoire d'une servante suivi par Le tailleur de pierre de Saint-Point, sortiront de cette rencontre avec une cousette qui s'appelait… Reine.

 

La femme à la mobylettede Jean-Luc Seigle. Flammarion, 240 pages. 19 euros.