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Soudan

Soudan : Atbara, la ville des révolutions

28 juin 2019 | Mise à jour le 28 juin 2019
Par | Photo(s) : DR
Soudan : Atbara, la ville des révolutions

Site ferroviaire majeur du Soudan, Atbara est un fort et ancien bastion syndical. De cette ville sont parties les révolutions du pays. DR

Le mouvement de contestation entamé dès fin 2018 au Soudan a permis la chute du dictateur Omar al-Béchir. Mais refusant un pouvoir civil, l'armée poursuit la répression, comme le 3 juin dernier, faisant plus de 120 morts contre un sit-in de manifestants. Reportage à Atbara, une ville aux longues traditions de luttes ouvrières.
Gwenaelle Lenoir Ancienne grande reporter à France 3, notre consœur a été arrêtée début juin lors de son dernier reportage au Soudan et contrainte à quitter le pays.

Au téléphone, la voix est lointaine « les manifestations ont repris, pas seulement à Khartoum, partout dans le pays, à Wad Madani, à Kassala, et aussi à Atbara ». Cette nuit-là, quand je réussis enfin à parler à l'ami soudanais injoignable depuis des jours, cela fait près de trois semaines que les miliciens paramilitaires du général Mohamed HamdanDagolo, dit Hemetti, ont dévasté le sit-in de Khartoum et massacré ses participants. Attaqué celui d'Atbara, et tous les autres. Près de trois semaines que les militants se cachent.

Quand l'espoir renaît

Mais l'espoir, peut-être, renaît à Atbara. Car la phrase soufflée d'une voix fatiguée en rappelle une autre,entendue juste avant que la junte militaire ne décide de noyer dans le sang l'insurrection démocratique: « quand Atbara est impliquée dans une révolution, dans la tête de chaque Soudanais, ça veut dire que c'est sérieux. Que c'est une vraie révolution, pas juste un mouvement de protestation », m'avait affirmé Salih Omar, l'un des dirigeants locaux des Forces pour la liberté et le changement (FFC), coalition d'organisations professionnelles et de partis politiques menant la contestation pour un pouvoir civil. Dans les yeux grossis par les lunettes de ce technicien médical, de la fierté et une once de défi : « Atbara reste le fief des luttes ! »

La petite ville lovée le long du Nil, à 350 km au nord de Khartoum, ressemble à de nombreuses autres bourgades provinciales assoupies sous la chaleur, avec ses rues gagnées par le sable, ses marchés aux étals de bois, ses immeubles décatis à peine construits. Atbara cache bien son jeu. Le premier indice est dans ce vieux panneau triangulaire au centre duquel une locomotive stylisée crache son panache de fumée. Des indices, aussi, dans les vitrines et le jardin du musée du chemin de fer où dorment les vieilles locomotives, sous le regard amoureux de vieux cheminots. Et surtout dans ces dizaines de rails qui convergent vers des hangars décrépis.

Atbara : capitale des luttes ouvrières

Atbara est la ville du chemin de fer soudanais. Elle en fut sa capitale, son cœur battant. Et du coup, aussi celle des syndicats et des luttes ouvrières. C'est d'ici que part, en 1948, la grève historique pour la légalisation des syndicats.

Le rail, à l'époque, est le premier employeur du pays, et le siège des chemins de fer se trouve à Atbara. Les cheminots pèsent lourd, alors, dans l'économie du pays. Il suffit qu'ils bougent un cil et tout le Soudan se retrouve paralysé. Ce qui se passe en 1964, lors de la révolution d'octobre contre le général Abboud, un dictateur, déjà. Une grève générale initiée par les cheminots, et un train chargé de révolutionnaires qui part de Kassala à l'Est du pays, pour rejoindre la capitale Khartoum via Atbara. Le général chute.

Cinquante-cinq ans plus tard, le 23 avril 2019, un train fera le trajet Atbara-Khartoum pour soutenir la révolution. Il entrera dans la capitale son toit portant des dizaines de personnes ivres de joie et de courage. « J'ai encouragé les jeunes à monter ce train, se réjouit Hassan Ahmed al-Cheikh, ancien syndicaliste cheminot. La révolution d'aujourd'hui est menée par des infirmières, des enseignants, des ingénieurs et non par des ouvriers, mais les revendications sont les mêmes ! »

Les syndicats contre la dictature

Hassan Ahmed al-Cheikh est une figure d'Atbara. Secrétaire général du syndicat des cheminots, il a été contraint à une retraite anticipée, comme des milliers d'autres, en 1992. C'est l'époque où le dictateur Omar al-Bachir, arrivé au pouvoir par un coup d'État trois ans avant, a décidé d'en finir avec les syndicats et de lancer la privatisation du rail. C'est là l'ultime coup de boutoir. Les premiers ont été donnés dans les années 80 par un autre général dictateur, Jaafar Nimeiri. Mais il reste une histoire collective et des militants. « Beaucoup de retraités des chemins de fer vivent ici, raconte Badreddin Hussein, dirigeant local du parti communiste. Ils transmettent la mémoire des luttes dans leur famille, dans leur quartier. »

La preuve en a été administrée magistralement cette année. Le 13 décembre 2018, trois jeunes gens, deux filles et un garçon, écrivent des slogans contre l'inflation et pour la justice sociale sur des feuilles A4 et se postent à un carrefour d'Atbara. La protestation ne dure que quelques minutes : la police politique (le NISS), au Soudan, est efficace. Mais l'insurrection démocratique est lancée. Elle gagne les différentes provinces le 19 décembre, et finalement Khartoum, la capitale. A Atbara, les principaux syndicalistes et opposants politiques sont arrêtés. Ils ne seront libérés que le 11 avril 2019, jour où ses propres généraux destituent le dictateur Omar al-Bachir. « Ils sont venus m'arrêter à mon travail le 20 décembre et j'ai été emprisonné jusqu'à la chute d'al-Bachir, se souvient Amin Ali al-Hassan, actuel dirigeant du syndicat des travailleurs des chemins de fer. Le NISS ne m'a interrogé qu'une seule fois, au début. Ils voulaient savoir ce qui se tramait.»

un jour, nous aurons des élections libres, le syndicalisme renaîtra au Soudan

Malgré la répression, la lutte se poursuit

Amin Ali al-Hassan, à vrai dire, ne sait pas bien ce qui se passe dans les rues, à ce moment-là. Le syndicat des travailleurs du chemin de fer, dont il a pris la direction en 2006 contre le candidat du régime, n'est pas à l'origine du mouvement. Pas plus que les autres organisations professionnelles officielles noyautées par le pouvoir. Il s'agit, au départ, d'un mouvement spontané d'insurrection contre le triplement du prix du pain, une inflation à deux chiffres et une crise des liquidités. Bien vite, cependant, les revendications deviennent politiques : la population demande la chute du régime et réclame un pouvoir dirigé par des civils. L'Association des Professionnels Soudanais (APS), un rassemblement d'organisations corporatistes clandestines, prend la tête de la contestation.

Amin Ali al-Hassan et Hassan Ahmed al-Cheikh la soutiennent de toutes leurs forces de vieux militants syndicaux : « un jour, nous aurons des élections libres, le syndicalisme renaîtra au Soudan. Un jour, les travailleurs feront à nouveau faire entendre leur voix ! » Le massacre du 3 juin n'a fait taire l'élan démocratique que quelques semaines : à Atbara, les manifestations ont recommencé.