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Réalité virtuelle, travail réel

16 août 2018 | Mise à jour le 17 juillet 2018
Par | Photo(s) : Castelli / Andia.fr
Réalité virtuelle, travail réel

Mars 2016 : le projet Oculus Rift entre dans sa phase finale. Les premiers casques de réalité virtuelle grand public sont livrés aux amoureux des jeux vidéo ayant précommandé ces lunettes un peu spéciales qui permettent de s'immerger totalement dans le jeu. Oculus Rift sera suivi de près par les casques d'HTC, puis par celui de Playstation.

En un an et demi, les jeux en réalité virtuelle ont réussi à se faire une petite place dans l'univers du jeu vidéo, mais cette révolution ouvre également des nouvelles perspectives dans le monde du travail. Située dans l'une des pépinières de l'ouest parisien, la start-up TKorp développe des programmes permettant de former des agents de sécurité à la lutte contre les incendies. Chaussés des fameuses lunettes, ces derniers se retrouvent cernés de flammes – virtuelles – et doivent choisir le bon extincteur et la bonne méthode pour éteindre le feu qui les entoure. L'illusion est troublante. « Il ne manque que l'effet de chaleur et on paniquerait presque », prévient Thibault­ Kerouanton, président de TKorp. En quelques clics, et depuis n'importe quelle salle équipée d'un ordinateur et de capteurs, le logiciel permet de recréer un exercice qui aurait nécessité de déployer des moyens considérables dans un lieu sécurisé et en présence de sapeurs-pompiers. Le tout sans risque de brûlure pour l'agent en formation. « On peut les former n'importe où, poursuit le jeune développeur, c'est économique, car ces scénarios coûtent très cher aux pompiers, et également écologique car on va éviter de faire plusieurs vrais feux. » En précisant ­toutefois qu'un tel exercice, pour être efficace, nécessitera néanmoins une mise en situation réelle au terme de la formation.

La réalité virtuelle permet ainsi plus facilement de former des salariés à des tâches dangereuses ou de s'exercer à intervenir dans des lieux difficilement accessibles dans des secteurs comme la médecine ou l'industrie nucléaire.

La 3D au service de la conception d'atelier

Côté tarifs, il y en a pour toutes les bourses. D'une dizaine de milliers d'euros pour un programme simple et un équipement de base, la note peut s'élever à quelques centaines de milliers d'euros pour un logiciel plus poussé, voire dépasser le million d'euros.

Au moment même où Oculus lançait ses lunettes 3D, le groupe Safran planchait déjà sur une autre utilisation de la réalité virtuelle. Lors de la conception d'une nouvelle ligne de production dédiée à l'assemblage de nacelles de moteur pour le nouvel Airbus A330neo près du Havre, l'entreprise s'est servie de cette technologie pour dessiner virtuellement le futur atelier. « L'intérêt est de gagner du temps, et donc de l'argent, sur les phases de développement », explique Bertrand Soufflet, responsable recher­che et technologie chez Safran Nacelles. Ce système représente un investissement d'une centaine de milliers d'euros, mais dans un programme de plusieurs millions d'euros, ce coût est rapidement absorbé. « Dès la première utilisation, la rentabilité a été avérée, car nous économisons des modifications, confie Bertrand Soufflet. Sur la ligne de l'A330neo, nous n'en avons eu aucune à faire. »

Autre avantage avancé par Safran, la réalité virtuelle favoriserait le dialogue social dans l'entreprise. Chez Safran Nacelles, pas nécessairement besoin de lunettes 3D, les plans de l'usine virtuelle sont projetés sur plusieurs faces d'une salle dans laquelle il est possible de naviguer librement. « Nous pouvons rassembler dans une salle de réalité virtuelle l'utilisateur, l'opérateur, le chef d'équipe, le concepteur, la personne des méthodes, l'ergo­nome, et chacun va pouvoir voir l'utilisation qui en sera faite et comprendre ce qui est important pour l'autre. » Ainsi, comme en ingénierie simultanée, le concepteur comprend rapidement les problèmes qui peuvent être posés à l'utilisateur, et vice versa.

Avantages et limites des avancées technologiques

Grâce à une modélisation de mannequins 3D, il est également possible de mesurer les angles ergonomiques auxquels devront se plier les articulations des ouvriers. Sur le plan virtuel, les coudes, épaules ou genoux des mannequins deviennent orange quand la posture atteint une position inconfortable et rouge lorsqu'elle devient dangereuse. De même, une vibration dans la manette de l'utilisateur l'avertit qu'il a heurté un objet au cours d'un mouvement. Ainsi, l'expérimentation en réalité virtuelle de la chaîne de montage permet de diagnostiquer, avant même qu'elle ne soit construite, l'impact du travail sur la santé physique des travailleurs.

« Nous sommes engagés dans une réflexion de fond, constate Ali Talmat, secrétaire du comité d'entreprise de Safran Nacelles, élu CGT. Avant, c'était l'homme qui devait se plier un peu dans tous les sens pour faire certains perçages ; aujourd'hui, les montages pivotent et s'inclinent pour que ce soit la pièce qui s'adapte à la personne. Là-dessus­, le CHSCT est forcément d'accord », poursuit-il, même s'il reconnaît observer ces avancées technologiques avec méfiance. En effet, les récentes évolutions en matières de « cobotique » (­travail assisté par robot, ou robotique ­collaborative) ont elles aussi permis d'améliorer les conditions de travail, mais au prix d'une réduction de l'effectif.

Jusqu'à présent, les ergonomes étaient associés à des démarches de concep­tion et proposaient des phases de simulation à partir de maquettes papier ou de plans en 2D par exemple, mais ces nouveaux outils se développent et pourraient « permettre d'aller plus loin dans la capacité des gens de se représenter leur future situation », prédit Éric Liehrmann, responsable du pôle Approche globale des situations de travail à l'Institut national de recherche et de sécurité. « Maintenant, il ne faut pas se leurrer, il y a des limites », à commencer par la modélisation du corps humain qui reste « plutôt simplifiée ».

« Le véritable expert du travail, c'est le salarié »

S'il est possible de représenter fidèlement les aspects dimensionnels du corps humain afin de tester la disposition des machines sur des corps de toutes tailles, qu'il s'agisse d'une femme ou d'un homme, d'une personne petite ou grande, l'aspect biomécanique – donc musculaire – pose encore des problèmes. « Il y a des tentatives d'entrer un modèle biomécanique pour déterminer si, avec telle angulation ou avec telle fréquence de mouvement, je suis bien ou pas bien, explique Éric Liehrmann. Or les modèles qui sont développés aujourd'hui ne fonctionnent pas » car ils ne rendent pas compte de la complexité du geste. De plus, rappelle le chercheur, les troubles musculo-squelettiques (TMS) ne dépendent pas uniquement de la fréquence gestuelle, de l'effort exercé ou de l'angulation, mais aussi des dimensions psychiques. « Du coup, les modèles utilisés ne sont pas tout à fait justes sur le risque de survenue de TMS. »

Ainsi, si les avancées de la réalité virtuelle s'inscrivent comme autant de nouveaux outils pour améliorer les conditions de travail et défendre la santé des travailleurs, il ne faut pas oublier trop vite les fondamentaux. « Le véritable expert du travail, c'est le salarié », rappelle Éric Liehrmann, pour qui le CHSCT est « le juge de paix » qui doit s'assurer, à défaut de pouvoir contrôler le contenu des algorithmes utilisés dans la réalité virtuelle, que la question des contraintes et des besoins réels des salariés soit mise sur la table dès le début du projet. Selon Ali Talmat, chez Safran, le CHSCT n'a « pas encore été consulté » sur cette question, mais ce point sera à l'ordre du jour lors de la prochaine réunion. À suivre.