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Demain : bureaux et bourreaux

31 décembre 2018 | Mise à jour le 11 janvier 2019
Par | Photo(s) : Chau-Cuong Lê / Hans Lucas
Demain : bureaux et bourreaux

Au sein de la société OVH, à Roubaix, le 12 juillet 2017.

Apparu à l'origine au sein de professions semi-nomades – comme les journalistes ou les représentants commerciaux –, le bureau partagé ouvert est devenu la norme dans le tertiaire. Selon l'observatoire Actineo, 32 % des salariés travaillent dans un bureau fermé individuel. Pourtant, ils sont 57 % (voire 73 % chez les plus de 55 ans) à estimer que ce type de lieu est idéal pour le travail.

« Libérer l'espace pour libérer la communication dans l'entreprise. » Voici l'objectif annoncé, il y a déjà quelques décennies, par les partisans du « bureau paysager » ou open space. Mais « la vraie motivation est financière, juge Marc Gautreau, expert en santé-travail au cabinet d'expertise Aliavox, l'open space coûte moins cher à tous les niveaux, avec moins de travaux et moins d'aménagements » .
Pour l'ergonome, il s'agit là d'un paradoxe : « Les employeurs pourchassent les discussions à la machine à café, en considérant que ce n'est pas du travail, mais à côté, ils mettent les gens les uns sur les autres pour qu'ils parlent mieux. » Et cette proximité peut avoir des conséquences délétères sur les salariés. Dérangement constant, bruit, surveillance permanente par la direction, mais aussi par leurs pairs : « Ça rend dingue. On constate des burn-out, des dépressions, une hypersensibilité acoustique… des choses fortes, s'émeut l'ergonome. Les gens sont aussi plus à fleur de peau, la tolérance baisse, ils partent au quart de tour. »
Si le bureau ouvert peut avoir des avantages lors de projets d'équipe, c'est « un concept qu'on calque et qu'on imite sur des situations très variées sans s'interroger véritablement sur le bien-fondé de ce type d'organisation de l'espace », déplore ­Michaël Fenker, architecte et directeur du Laboratoire espaces travail (LET), à l'école nationale d'architecture Paris-La Villette. Pour lui, cela participe « d'un mouvement général d'accélération de la société, des injonctions et du rythme de travail ».

Pire que l'open space,
le « flex office »

Un point de vue partagé par Marie Pezé. La psychologue, experte de la souffrance au travail, lie cette organisation de l'espace de travail « aux théories managériales » et à la notion de « précarité subjective », chère à la sociologue Danièle Linhart. Car l'open space a fait des petits. Dans certaines entreprises, les salariés en bureau ouvert n'ont même plus de poste attitré.
On assiste alors, tous les matins, dans ces « flex office », à une étrange danse où chaque salarié passe une quinzaine de minutes à rechercher un poste libre. C'est le cas chez Nokia, où travaille Laurent Richard, technicien et délégué syndical CGT. À l'époque où son employeur s'appelait encore Nortel, il travaillait sur un plateau ouvert rassemblant plus de cent personnes, « sans cloisons, sans rien. C'était infernal », décrit-il. Depuis, l'entreprise est passée sous l'étiquette Alcatel-Lucent, puis Nokia. L'aménagement de l'espace a été repensé, le télétravail y est encouragé et le nombre de bureaux limité. « Au départ, le ratio était estimé à 8 bureaux pour 10 personnes, à charge aux salariés de ne pas être présents le même jour, explique le technicien, mais entre-temps, on a eu des embauches, et aujourd'hui, il y a environ 10 bureaux pour 15 personnes. » Une organisation qui n'est pas sans créer de tensions au sein des équipes : « On est obligé de squatter des salles de réunion, ou de voir si d'autres équipes veulent bien nous héberger, ce qui n'est pas toujours le cas. Il nous est arrivé de devoir nous installer au sein d'équipes de commerciaux, qui nous accueillaient très mal. » Pour trouver une place, il faut donc se lever tôt. « Ça m'est presque arrivé de ne pas avoir de place le matin, mais en général j'arrive suffisamment tôt pour éviter ça, raconte Laurent Richard, mais j'ai des collègues à qui c'est arrivé. Certains habitent loin, et régulièrement on a du mal à les trouver. En fait, on ne sait même pas où ils sont, parce qu'ils ne sont jamais au même endroit. »

 

Un levier de soumission 
à double tranchant

Ce type d'organisation pèse sur la santé des salariés. Dans une étude publiée en novembre, la fondation Pierre Deniker observe qu'un salarié travaillant en « flex office » est davantage exposé aux risques psychosociaux que le reste de la population active (33 % contre 22 %). « Ces modèles envoient des messages spécifiques aux salariés : il n'y a pas de place pour tout le monde », analyse Marie Pezé.
Cette stratégie, qui vise à augmenter la productivité du salarié en augmentant son inconfort, est pour elle un « levier de soumission » à double tranchant, car à terme, l'entreprise paye le prix de cet inconfort. « Le corollaire de cette organisation, c'est le désengagement vis-à-vis du travail des plus jeunes, explique-t-elle, ils s'engagent et se désengagent avec la même facilité qu'ils se connectent et se déconnectent. Ils ne mettent plus, dans leur travail, les notions de loyauté, de fidélité et d'engagement éthique que la génération précédente pouvait avoir vis-à-vis du travail. » Une évolution d'autant plus inquiétante que, certes mieux habitués à ce type d'organisation du travail, les « startuppeurs » ne sont pas pour autant immunisés contre les risques psychosociaux, sauf qu'ils sont « dans un autre monde, avec peu de représentants syndicaux, regrette l'ergonome Marc Gautrau. Ils travaillent toujours sous pression, mais ces gens-là ne viennent pas nous voir. »